Titre I. Le pouvoir de juger
- Introduction
- Chapitre I. La séparation du juge et du législateur
- Chapitre II. La séparation du juge et de l'administration
Introduction
Il existe trois pouvoirs, la fameuse triade pouvoir judiciaire, pouvoir législatif et pouvoir exécutif. Pendant très longtemps, et alors auparavant sous l'Ancien Régime par exemple, mais aujourd'hui ça peut exister encore dans des régimes dictatoriaux, il y avait une concentration des pouvoirs, c'est à dire que la même personne, le roi par exemple, ou le président dans un régime dictatorial, ou l'organe en tout cas qui détient les trois pouvoirs, a ces trois pouvoirs et donc peut exercer toutes les forces.
La concentration des trois pouvoirs en une seule et même personne peut être éminemment dangereuse pour ceux qui ont à subir ce pouvoir, ces pouvoirs.
Dans les régimes démocratiques, s'est peu à peu imposée l'idée qu'il fallait procéder à une séparation des pouvoirs. Cette séparation des pouvoirs a été théorisée par des auteurs très connus, importants, notamment à John Locke dans son Essai sur le gouvernement civil (1690) et puis évidemment Montesquieu dans son Esprit des lois (1789).
Nous allons voir comment cette séparation des pouvoirs est mise en oeuvre en France, pas tant constitutionnellement et de tous les points de vue, mais uniquement du point de vue : le pouvoir de juger, le pouvoir judiciaire.
Rappelons que dans la constitution de 1958, on ne parle pas du pouvoir judiciaire mais de l'autorité judiciaire. Le général de Gaulle avait tenu à limiter le pouvoir des juges dans la Constitution même si le Président de la république est garant de l'autorité judiciaire, parce que contrairement au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire n'a pas la légitimité de l'élection.
Les magistrats ne sont pas élus en France. Ils sont recrutés, à la suite de concours. Mais en tout cas, ils n'ont pas la légitimité de l'élection et donc dans la Constitution de 1958, ça a pour effet d'être rétrogradé de pouvoir en autorité.
Ceci étant dit, il est quand même organisé une séparation entre l'autorité judiciaire et le pouvoir législatif et entre l'autorité judiciaire et le pouvoir exécutif.
Chapitre I. La séparation du juge et du législateur
Si le juge est séparé du législateur, cela signifie d'abord que le juge n'est pas législateur; inversement le législateur n'est pas juge.
Section 1. Le juge n’est pas législateur
Le juge n'est pas le législateur, et cela emporte trois conséquences extrêmement importantes sur le pouvoir de juger.
Première conséquence, c'est la soumission du juge à la loi.
La soumission du juge à la loi, cela signifie que le juge, dans sa mission de juger, doit appliquer la loi, doit se conformer à la loi. Et d'ailleurs, pendant longtemps, lorsque le juge ne respectait pas la loi, cela relevait d'une infraction pénale qui a certes disparu aujourd'hui, mais cela ne signifie pas pour autant que le juge doit respecter la loi, il doit faire application de la loi lorsqu'un litige lui est soumis.
Deuxième conséquence, c'est ce qu'on appelle la prohibition des arrêts de règlement.
Cette prohibition des arrêts de règlement figure à l'article 5 du code civil :
Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises
— Article 5 du Code Civil
Le juge est appelé à juger, cela signifie qu'il va rendre une décision qui est particulière au conflit qu'il tranche et qui est personnelle aux parties qu'il a en face de lui. Cette mission de décision particulière et personnelle est une mission qui est tout à fait différente de la mission du législateur qui lui va édicter une norme impersonnelle, parce qu'elle est destinée en principe à s'appliquer à tous et qu'elle est générale.
Dans la loi, on ne fait pas grand cas des cas particuliers. Ainsi, la prohibition des arrêts de règlement, cela signifie que le juge ne doit pas profiter d'un cas d'espèce, d'un cas particulier, pour élaborer une norme générale.
Un exemple : contentieux de divorce entre deux époux. Il faut que le juge établisse le montant de la prestation compensatoire : un des époux va devoir payer une somme à l'autre époux suite à la dégradation de ses conditions de vie après le divorce. À cette occasion, un juge ne peut pas dire "je décide que désormais je calculerai les prestations compensatoires ainsi et que cela va s'appliquer pour tous les futurs divorces sur lesquels je serai appelé à me prononcer". Ça, c'est une norme générale et impersonnelle et ce n'est pas la mission du juge. Le juge doit uniquement prendre des décisions personnelles et particulières, d'où l'interdiction des arrêts de règlement.
Troisième conséquence, c'est que le juge doit interpréter la loi.
Ce n'est pas contraire à la première conséquence selon laquelle le juge est soumis à la loi. Si la loi est claire, si la loi n'est pas lacunaire, il doit l'appliquer tel quel. Sauf que, puisque la loi est générale et impersonnelle, il se peut qu'elle soit lacunaire, il se peut que la loi n'ait pas prévue un cas, il se peut qu'elle ne corresponde pas exactement à la situation de fait qui est soumise au juge.
Le juge pourrait dire « la loi ne dit rien, moi je peux rien faire et donc je ne rends pas de justice ». Mais ce n'est pas possible, parce que ça s'appelle un déni de justice et le déni de justice est banni à l'article 4 du code civil :
Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice
— Article 4 du Code Civil
Le juge est toujours tenu de se prononcer, de trancher le litige, il est toujours tenu d'observer sa mission. Dès lors si la loi est lacunaire ou si la loi n'est pas claire, ce sera au juge de l'interpréter, ce sera au juge de la compléter afin de pouvoir trancher le litige.
Section 2. Le législateur n’est pas juge
Le législateur ne doit pas s'immiscer dans le jugement des affaires qui sont portées devant les tribunaux. Ce principe n'est en réalité écrit nulle part mais il est globalement respecté.
Dans les médias, on peut voir qu'il arrive que le Ministre de la Justice intervienne parfois sur des procès en cours ou sur des procès qui le concernent. Mais en principe, le législateur ne peut pas s'immiscer dans les affaires du juge, ce qui est plutôt bien respecté.
Il arrive néanmoins qu'il y ait des exceptions à ce principe. Un exemple, c'est les bris de jurisprudence, les lois qui brisent la jurisprudence.
La jurisprudence c'est le résultat des décisions des juges. Donc les juges décident dans des affaires qu'elles se résolvent ainsi. Et il peut s'avérer que les décisions rendues par les juges aient des conséquences néfastes ou ne correspondent pas à ce qui est pensé par l'opinion politique ou l'opinion publique et donc que le législateur veuille intervenir pour briser une jurisprudence alors.
Un exemple : la jurisprudence Perruche. Il s'agissait d'un enfant qui est né alors que sa mère avait été malade pendant sa grossesse. Il est né fortement handicapé mais sa mère avait été mal diagnostiqué, et elle avait renoncé à procéder à une IVG mais elle était vraiment malade. L'enfant est né avec un lourd handicap. Ses parents agissent en justice et obtienne réparation pour le dommage vécu par l'enfant, qui est le fait d'être né handicapé. Cette décision a suscité beaucoup d'émois parce qu'on a eu l'impression que les magistrats venaient indemniser le fait de naître ce qui sur un plan éthique pouvait susciter des réticences. Le législateur est intervenu après cette jurisprudence pour énoncer un article dans lequel il est dit que "nul ne peut se prévaloir du préjudice d'être né" et donc c'est la protection de la valeur vie; la loi prévoit ensuite que le dommage subit par ses enfants pourront être pris en charge par la solidarité nationale donc par la sécurité sociale.
Chapitre II. La séparation du juge et de l'administration
On entend par administration le pouvoir exécutif. Cette administration, c'est l'administration qui vise le gouvernement d'abord et toutes les autorités administratives qui en découlent, les maires, les préfets, les établissements publics comme les hôpitaux publics, les écoles publiques, etc.
Il y a une séparation entre le juge et le législateur, et il s'opère également une séparation entre le juge et le pouvoir exécutif, entre le juge et l'administration.
Il y a deux points à étudier dans cette séparation : le premier point c'est que, par définition, s'il y a une séparation entre le juge et l'administration, c'est que le juge ne doit pas s'immiscer dans l'activité administrative. Et puis inversement, s'il y a une séparation entre le juge et l'administration, cela veut dire qu'il faut garantir l'indépendance du pouvoir de juger, l'indépendance du pouvoir judiciaire face aux immixtions de l'administration.
Section 1. La non-immixtion du juge dans l’activité administrative
Le droit français a une conception très stricte de la séparation des pouvoirs, une conception très stricte qui d'ailleurs n'est partagée par quasiment aucun autre pays du monde. C'est l'idée que, si le juge ne peut pas s'immiscer dans l'activité administrative, la conséquence c'est que le juge ne peut pas juger non plus de l'action, de l'activité du pouvoir exécutif, de l'activité administrative.
Si le juge judiciaire ne peut pas juger de l'activité administrative, cela pose évidemment une difficulté : cela voudrait dire que l'activité, l'action administrative pourrait rester impunie, ou que si elle est à l'origine de conflits, ces conflits ne peuvent pas être tranchés.
La situation ne pouvait pas rester telle qu'elle, et c'est ce qui explique, et c'est un point fondamental - qui explique l'intitulé du cours et la séparation entre les institutions judiciaires et les institutions administratives de l'autre côté - qu'il a fallu créer des juridictions spécialisées pour juger l'administration. Il a fallu donc créer un ordre juridictionnel propre à l'administration.
Cette notion de dualisme juridictionnel est absolument fondamentale.
En France, l'administration est jugée par les juridictions administratives qui sont différentes des juridictions judiciaires qui sont appelées à trancher les litiges civils, commerciaux, en matière pénale, etc. Et c'est fondamental parce que ça crée deux ordres de juridiction, et c'est une spécificité française.
Dans de très nombreux États, l'administration est jugée par le même juge qui tranche des questions de divorce ou de troubles de voisinage. Il va aussi dire si l'administration a bien ou mal fait son travail. En France, ce n'est pas possible. Il y a un ordre judiciaire, et il y a l'ordre administratif.
Une conséquence qui découle directement de ce dualisme juridictionnel, c'est que nécessairement cette situation peut créer ce qu'on appelle des conflits de compétences.
Prenons un exemple : une personne rencontre une difficulté, elle va devant le juge judiciaire qui lui dit « Ah non, ce n'est pas moi qui suis compétent », alors elle va voir le juge administratif qui répond « Ah non, ce n'est pas moi qui suis compétent ». De la même manière, dans un autre conflit, on pourrait imaginer qu'à la fois le juge judiciaire et à la fois le juge administratif s'estiment compétents, or en principe un seul devrait l'être.
Dans ces cas-là, il peut y avoir des conflits de compétences entre l'ordre judiciaire et l'ordre administratif, et c'est pourquoi il existe une juridiction qui a été créée pour trancher ces conflits de compétences : elle s'appelle le Tribunal des conflits. Elle est donc chargée de trancher les conflits de compétences entre l'ordre judiciaire et l'ordre administratif.
Section 2. L’indépendance de la justice
Pour devenir magistrats, ceux qui ont la vocation de juger, qui veulent devenir juge, il faut passer un concours et intégrer l'École Nationale de la Magistrature à la fin des études de droit.
Mais pour devenir magistrat, il faut faire carrière. Les magistrats sont donc pour l'essentiel, bien qu'il y ait des exceptions, dans l'ordre juridictionnel et judiciaire, des magistrats professionnels, des magistrats de carrière.
Or le problème, c'est que lorsqu'on fait carrière, on va chercher à être promu, on va chercher à recevoir des avancements. Parfois aussi, on peut être exposé à des sanctions parce qu'on a mal fait son travail.
Le magistrat de carrière, alors que la justice est un service public, est donc un fonctionnaire, un fonctionnaire de l'État, et il répond donc en principe du Ministre de la Justice. Il est donc soumis à l'autorité du pouvoir exécutif. Cela signifie qu'il y a bien un pouvoir du pouvoir exécutif sur les magistrats. Or, il faut qu'il y ait une séparation.
Pour comprendre cette séparation, il faut avoir à l'esprit une distinction fondamentale. Dans les magistrats, chez les magistrats professionnels, donc dans les magistrats de carrière, c'est la distinction entre les magistrats du parquet et les magistrats du siège.
Et cette distinction permet de comprendre comment s'organise l'indépendance de la justice en droit français. Il y a un organe qui est chargé de protéger cette distinction et de s'assurer de l'indépendance de la justice, c'est le Conseil supérieur de la magistrature.
La distinction entre les magistrats du siège et les magistrats du parquet
Une description d'une salle d'audience française : au fond de la salle se trouvent le juge ou les juges selon la collégialité du tribunal, les juges qui sont assis. Ceux-là ce sont donc les magistrats qu'on appelle les magistrats du siège ou la magistrature assise.
À côté, sur un côté de ces magistrats assis, on trouve un magistrat qui lui, lorsqu'il prend la parole, s'exprime debout. C'est la magistrature debout ou le parquet, parce qu'il se trouve dans un espace qui est un petit parc. Ces magistrats ont des fonctions très différentes.
Les magistrats assis, les magistrats du siège, ce sont eux qui sont appelés à trancher le différent. C'est eux qui disent à la fin comment le droit s'applique et quelle est la partie qui en porte dans un procès civil ou si elles condamnent ou pas le prévenu dans un procès pénal.
En revanche, les magistrats du parquet ont une mission très différente qui est notamment importante en matière pénale parce que c'est eux qui requièrent la peine, c'est eux qui demandent au tribunal, pour tel fait, et requièrent les peines de prison ou d'amende. Mais eux ne vont pas décider, ils ne vont pas trancher.
Dans cette distinction, il n'y a rien de choquant à ce que les magistrats du parquet se trouvent dans une étroite dépendance du pouvoir exécutif et notamment du ministre de la Justice, du Garde des Sceaux, parce que finalement ces magistrats du parquet ne font qu'appliquer une politique et notamment une politique pénale qui est décidée par le gouvernement. Dès lors il n'est pas nécessaire de s'assurer de l'indépendance de ces magistrats et leur promotion, leur avancement, etc., peut dépendre du pouvoir exécutif.
En revanche, la situation est extrêmement différente pour les magistrats assis, parce que c'est eux qui tranchent le litige, c'est eux qui disent comment s'appliquer le droit et il faut absolument empêcher que toute pression soit faite sur ces magistrats pour qu'ils décident dans un sens ou dans un autre.
Et pour éviter toute pression, on va faire en sorte que ces magistrats assis soient indépendants et donc qu'aucune pression ne soit exercée sur ces magistrats, ce qui fait d'ailleurs que ces magistrats assis, les magistrats du siège, sont notamment inamovibles.
C'est-à-dire que si vous prenez votre premier siège à Nice et que vous décidez de faire toute votre carrière à Nice dans le même tribunal, au même poste, on ne peut pas vous déplacer parce que vous êtes indépendant.
Le Conseil supérieur de la magistrature
Pour faire respecter, et protéger cette distinction entre les magistrats du siège et les magistrats du parquet, a été créé donc le Conseil Supérieur de la Magistrature qui va décider de l'avancement de carrière des magistrats, d'éventuelles sanctions contre les magistrats (elles sont rares mais elles sont possibles). C'est donc l'organe qui est compétent pour sanctionner les magistrats et aussi pour arbitrer leur avancement de carrière.
Son organisation est constitutionnellement prévue à l'article 65 de la Constitution.
- Pour les magistrats du siège, il est composé de cinq magistrats du siège, un magistrat du parquet et le Premier Président de la Cour de cassation auxquels s'ajoutent un conseiller d'état, un avocat et six personnalités extérieures.
- Pour les magistrats du parquet, on trouve cinq magistrats du parquet, un magistrat du siège (l'inverse des magistrats du siège), le Procureur Général près la Cour de Cassation, un conseiller d'état, un avocat et six personnalités extérieures.
Cet organe va être appelé à éventuellement sanctionner les magistrats et à se prononcer sur les décisions d'avancement.
Avec cette différence fondamentale, c'est que pour les magistrats du siège, les questions d'avancement sont entièrement remises entre les mains du Conseil Supérieur de la Magistrature. Donc c'est lui qui va décider des avancements.
En revanche pour les magistrats du parquet, leur indépendance n'est pas nécessaire et donc le Conseil Supérieur de la Magistrature ne se prononce pour les magistrats du parquet uniquement sur proposition et donne un avis, mais ce n'est pas le Conseil Supérieur de la Magistrature qui va finalement trancher les questions d'avancement des magistrats du parquet, de même que les sanctions.
Un procureur peut être limogé, c'est-à-dire qu'on peut décider de le déplacer et notamment le Ministre de la Justice peut décider de déplacer un procureur pour le changer de juridiction parce qu'il n'est pas d'accord avec la politique qu'il a appliquée ou qu'il ne s'est pas comporté comme il fallait, etc.
Il y a un traitement différent des questions selon qu'on est magistrat du siège ou magistrat du parquet.