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Chapitre 1 : Les auteurs de l’interprétation

Les interprètes principaux, ce sont les juges, le cas échéant aidé par la doctrine.

Section 1 : Les interprètes principaux

Les juges

Les juges, ce sont précisément eux qui ont principalement le pouvoir, en France actuellement, d'interpréter la loi. Ils sont chargés d'appliquer la loi dans les cas litigieux, et donc, à cette occasion, de donner son interprétation lorsqu'elle pose une difficulté.

Par exemple, en 1965, il y a eu une grande réforme des régimes matrimoniaux et de nouvelles règles pour la communauté, mais quel était exactement le statut dans ces nouvelles règles des gains des salaires des époux, des revenus de leurs biens propres ? Les textes n'étaient pas extrêmement clairs, et au fond, la jurisprudence s'est chargée de les interpréter.

On a déjà rencontré la saisine pour avis de la Cour de cassation, qui permet d'obtenir assez rapidement l'interprétation de la haute juridiction, sans attendre qu'une affaire suive le chemin normal des voies de recours pour l'atteindre, mais il faut remarquer que cette saisine pour avis suppose tout de même un procès. La Cour de cassation ne peut pas être saisie s'il n'y a pas de procès.

Un juge du fond, situé peut-être au stade premier de l'échelle des juridictions, va pouvoir saisir, demander l'avis de la Cour de cassation, pour aller plus vite. Mais si un juge du fond n'est pas encore saisi, il n'y aura pas de saisine pour avis. Donc l'interprétation du juge, elle n'est jamais donnée qu'à l'occasion de procès qui sont formés, présentés devant les juridictions.

La doctrine

Il y a le rôle de la doctrine en matière d'interprétation, car l'un des travaux doctrinaux consiste à commenter les lois. Il n'y a pas que ça, il y a aussi commenter les arrêts pour essayer justement de dégager des solutions de jurisprudence.

Mais commenter des lois, c'est un travail de la doctrine.

Lorsqu'une loi importante, ou même moins importante, vient d'être votée dans un secteur, les revues juridiques, généralistes, ou alors spécialisées dans le secteur où intervient la loi, demandent très souvent à un professeur d'université, compétent dans le domaine en question, de rédiger un commentaire qui sera publié et qui éclairera les praticiens lecteurs de cette revue. Parfois, cela peut être aussi un praticien qui a une certaine notoriété et compétence dans la matière concernée qui est chargé de ce même travail.

À cette occasion, les commentateurs de la loi proposent leur interprétation des textes qui leur paraissent appeler cette interprétation. Ainsi, ils pensent qu'elle pourrait soulever des difficultés à l'avenir en justice. Grâce à cela, dès le lendemain de la loi, des pistes d'interprétation sont données.

On trouve la même chose dans ces ouvrages doctrinaux que sont les encyclopédies juridiques. Par exemple, le répertoire civil Dalloz ou bien JurisClasseur civil qui, lui, est organisé article par article.

Si on veut un article de loi du Code civil, en se demandant ce qu'il veut pouvoir dire, ou si on trouve que cela n'est pas clair, que c'est obscur, il suffit de prendre le fascicule correspondant, il y aura 10, 15, 20 pages de commentaires dans lesquels il y aura la jurisprudence sur cette article, mais aussi l'interprétation des points obscurs qui sera proposée par le rédacteur de cette étude doctrinale.

Ces interprétations doctrinales, maintenant, n'ont évidemment que l'autorité habituelle des travaux doctrinaux. Elles n'ont pas de force juridiquement obligatoire, mais elles peuvent aussi tout de même avoir l'autorité de la raison. Ce n'est pas en raison de l'autorité, mais c'est par l'autorité de la raison que ces travaux comptent. Lorsque des interprétations sont bien menées et convaincantes, la pratique aura tendance à les suivre. Et lors des procès, elles pourront guider le juge.

Section 2 : Les autres interprètes

Le conseil constitutionnel

On a déjà entreaperçu cette facette de l'activité du conseil constitutionnel qui le conduit à donner des interprétations. Ce sont les réserves d'interprétation.

Le voilà saisi d'un recours contre une loi qui vient d'être votée, qui est en attente de promulgation, ou d'une question prioritaire de constitutionnalité, portant sur une loi déjà en vigueur. Le Conseil constitutionnel estime qu'il y a effectivement peut-être un grief d'inconstitutionnalité, du moins si on comprend la loi comme cela, mais il pourra la déclarer tout de même conforme à la constitution, sous réserve de l'interpréter dans ce sens-ci, et non pas dans celui-là, parce que si c'était dans celui-là, ce serait inconstitutionnel.

C'est une réserve qui a une grande force, parce que cette interprétation donnée par le Conseil constitutionnel va s'imposer avec la force des décisions du Conseil constitutionnel, prévues par l'article 62 de la Constitution. Et cette force, c'est que les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent à tous les pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

Mais évidemment, quantitativement, ces interprétations, ces réserves d'interprétation sont assez marginales, et en toute hypothèse, elles ne peuvent être données qu'à propos des textes dont l'inconstitutionnalité est soulevée par l'auteur d'une saisine.

Le pouvoir législatif

Nul, sans doute, n'est mieux placé que l'auteur même d'une règle pour en éclairer le sens s'il soulève des difficultés, encore qu'on dise parfois qu'une fois qu'un texte est rédigé, qu'il est voté, il échappe à son auteur - en tout cas, c'est ce qu'avaient pensé les révolutionnaires.

Les révolutionnaires, période 1789, jusqu'à l'Empire à peu près, ou au consulat, étaient en outre animés d'un assez profond sentiment d'hostilité envers les juges. Donc ils ont organisé un système d'interprétation de la loi exclusivement par le législateur, en interdisant aux juges de procéder à cette interprétation.

C'est l'article 12 de la loi des 16 et 24 août 1790 sur l'ordination judiciaire qui a dicté cette obligation pour les tribunaux de s'adresser au corps législatif toutes les fois qu'ils croiront nécessaire soit d'interpréter une loi, soit d'en faire une nouvelle. Et ceci était l'une des pièces du dispositif de séparation absolue des pouvoirs voulus par cette fameuse loi.

Et dans l'article 13: "les tribunaux ne pourront prétendre directement ou indirectement prendre aucune part à l'exercice du pouvoir législatif".

Les choses ont évolué. Que se passait-il dans une telle hypothèse ? Dans un procès, une question d'interprétation a été soulevée. Les magistrats devaient suspendre le cours du procès le temps d'en référer au législateur pour qu'il donne la réponse : c'était ce qu'on appelait le référé législatif. On imagine volontiers l'encombrement du corps législatif et le ralentissement des procès qui ont pu s'en suivre.

Alors dès 1804, le système fut revu. Le Code civil fait obligation au juge de statuer sans pouvoir refuser de le faire sous prétexte de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, c'est l'article 4. Et donc cet article reconnaît clairement au juge le pouvoir d'interpréter lui-même la loi.

Un avatar du référé législatif a tout de même subsisté encore pendant quelques temps, mais seulement en cas de résistance après deux cassations identiques dans une même affaire. Alors qu'une troisième cour de renvoi, une troisième juridiction de renvoi a envie de statuer comme les deux premières juridictions dont les deux premiers arrêts ont déjà été cassés par la Cour de cassation, dans un tel cas, il fallait en référer au législateur.

Mais les derniers vestiges du référé législatif ont disparu lorsque la loi du 1er avril 1837 a décidé que sur second pourvoi, la Cour de cassation pouvait imposer une solution définitive en statuant toute chambre réunie. La juridiction de renvoi étant alors obligée de statuer en droit comme l'avaient décidé les chambres réunies, qui porte aujourd'hui le nom tout simplement d'Assemblée plénière.

Il reste que si l'interprétation de la loi n'est plus, et depuis longtemps, réservée au pouvoir législatif, elle ne lui est pas interdite. Tel est l'objet des lois interprétatives qu'on a déjà rencontrées au sujet de l'application de la loi dans le temps. La souveraineté du législateur lui permet en effet certainement de voter une loi pour dire comment résoudre une difficulté d'interprétation posée par l'un de ses textes antérieurs.

Et le système a un très grand avantage parce qu'il permet de régler rapidement une question qui est apparue, et sans devoir attendre, dans l'incertitude et pendant un temps absolument indéterminé, que se forme une jurisprudence sur ce point.

Il y a cet exemple en matière successorale, où une difficulté était apparue avec la loi du 3 décembre 2001 sur la dévolution d'une succession en présence d'un conjoint, d'un ascendant dans une ligne et puis d'un ascendant dans un degré supérieur dans une autre ligne. On ne savait pas lire les nouveaux textes. Le législateur est intervenu en 2006 pour donner la réponse, et il l'a donné beaucoup plus vite que ne l'aurait fait une jurisprudence qui se serait formée pour interpréter la loi, c'est-à-dire au bout de 10 ans, de 15 ans, de 20 ans, de 30 ans, ordre de grandeur auquel on peut songer pour la formation de véritables règles jurisprudentielles.

Il reste que ce type de loi est assez rare. L'interprétation législative est aujourd'hui très marginale par rapport à l'interprétation principale qui est judiciaire.

Le pouvoir exécutif

Un troisième interprète secondaire se trouve au sein du pouvoir exécutif. L'interprétation par le pouvoir exécutif est un phénomène, lui, au contraire, en constant essor. Et elle prend deux formes.

On a d'une part les instructions circulaires ministérielles et puis d'autre part ce qu'on appelle les réponses ministérielles.

Les instructions circulaires ministérielles, ce sont des documents établis par les services d'un ministère sur la manière d'appliquer et donc, le cas échéant, d'interpréter des lois. Leurs destinataires sont les personnels d'une administration qui dépendent de ce ministère. Ces circulaires ou instructions n'ont aucune portée juridique aux yeux des juges. La Cour de cassation décide traditionnellement qu'elle ne lie pas les tribunaux, mais qu'elle lie seulement les fonctionnaires auxquels elles sont adressées.

Il n'empêche qu'en fait, ces instructions circulaires ministérielles ont une grande importance pratique. Il y a des administrations qui sont persuadées qu'une loi n'est pas encore applicable tant qu'il n'y a pas eu de circulaires ou d'instructions pour leur expliquer ce qu'il faut faire.

En pratique, tout de même, les administrations vont avoir tendance à se référer vraiment à ce type de documents.

Pour montrer l'ampleur que ça peut prendre, on peut regarder l'instruction générale relative à l'état civil publiée au journal officiel. Pas moins de 235 pages du journal officiel, une page de JO, c'est extrêmement important, c'est tout à fait considérable. On va dans un luxe de détails pour expliquer à tous ceux qui tiennent l'état civil comment faire et donc interpréter la loi.

Un exemple au numéro 152 de cette instruction : c'est un passage relatif à la reconstitution administrative des actes d'état civil détruit.

Elle a lieu seulement en cas de destruction partielle ou totale des registres par sinistre ou faits de guerre (loi du 15 décembre 1923). Bien que cette loi ait été prise en vue de la reconstitution des actes détruits au cours de la guerre 1914-1918, ses dispositions sont permanentes et ont été appliquées notamment aux destructions survenues pendant la dernière guerre ; d'autre part, la loi du 6 février 1941 (validée par celle du 2 août 1949) a étendu le champ d'application de la loi du 15 décembre 1923 précitée aux destructions dues à un « sinistre » ; il convient d'assimiler au sinistre le vol ou la disparition fortuite d'un ou plusieurs registres.
Article 152 de l'Instruction générale relative à l'état civil 

Petit à petit, on développe le sens et on en vient à dire dans l'instruction qu'il convient d'assimiler au sinistre le vol ou la disparition fortuite d'un ou plusieurs registres.

En pratique, les services d'état civil appliqueront l'instruction, sauf à ce qu'un jour un procès conduise un juge à dire qu'il faut peut-être comprendre les textes autrement, mais seulement en cas de procès.

Dans un objectif de sécurité juridique, le législateur contemporain a permis aux usagers de l'administration d'opposer à celle-ci les instructions, les directives, les circulaires qu'elle a pu prendre et publier dès lors du moins qu'elles ne sont pas illégales et sur lesquelles les usagers ont pu établir des prévisions.

Alors cela vaut en matière fiscale avec un article L80 du livre des procédures fiscales et ça vaut également dans d'autres domaines avec une loi de 1983.

Mais ceci n'est qu'à sens unique. Ce sont les usagers qui peuvent se prévaloir contre l'administration de ces instructions circulaires et non pas l'administration qui peut se prévaloir contre les usagers de ses propres instructions parce qu'au fond elles n'ont pas de valeur juridique.

Le deuxième moyen pour le pouvoir exécutif de se livrer à l'interprétation du droit, des règles de droit, ce sont les réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires.

Lorsqu'un député ou un sénateur lui pose une question écrite, un ministre est tenu de lui répondre. Ces réponses sont établies bien entendu par les services du ministère et elles sont ensuite publiées dans un journal officiel spécial qui est le journal officiel de l'Assemblée nationale, Question Q, ou bien le journal officiel Sénat, Question Q. Lorsque la question porte sur un point de droit obscur, la réponse est donc le moyen de connaître l'interprétation des services ministériels sur le sujet.

Ces réponses sont toujours données sous réserve de l'interprétation souveraine des tribunaux, c'est toujours écrit. En effet, en droit, ces réponses n'ont pas de valeur particulière. Cependant, en pratique, elles jouent un rôle assez important.

Lorsque les praticiens du droit, spécialement dans le monde des affaires, découvrent une difficulté d'interprétation d'un texte, il leur faut une réponse, et une réponse le plus rapidement possible.

Or, l'interprétation judiciaire, elle, sera par hypothèse longue à venir. Il faudra attendre des années, voire des dizaines d'années. Ceci ne convient pas aux exigences de rapidité de la pratique des affaires; d'où le recours aux réponses ministérielles. On va faire poser la question au ministre par un parlementaire, et les organisations professionnelles ou syndicales se chargent, au fond, de rédiger les questions, puis de les transmettre à un parlementaire pour qu'il les prenne à son compte, et puis de poser la question au ministre.

Et, au fond, on va même suggérer, dans tout le travail préparatoire, suggérer les pistes de réponse que l'on souhaite, évidemment. Mais le ministère, tout de même, c'est lui qui va répondre. Et les praticiens tiendront au moins cet élément pour asseoir la pratique qu'ils vont pouvoir adopter à l'avenir en pensant qu'au moins ça repose sur une réponse ministérielle.

Cela n'est pas très fiable, mais à leurs yeux, c'est tout de même mieux que rien. Et on remarquera que ce mécanisme n'est pas très éloigné du référé législatif.

Le destinataire de la question écrite est, en effet, le responsable du département ministériel, qui concrètement a élaboré, ou du moins a participé de très près à l'élaboration du texte sujet à interprétation. Alors, s'il s'agit d'un décret, le texte est sorti de ce ministère. C'est vrai aussi s'il s'agit d'une loi, parce que très souvent, les lois sont issues de projets de loi préparés par des départements ministériels.

Et, au fond, le ministre vient donner ensuite l'interprétation de ces services sur le projet de loi que les services avaient préparé. Et c'est pourquoi on parle volontiers à ce sujet de référé exécutif, ou même, parfois, mais attention ici, référé sans qu'il y ait de recours au juge, ça ne vient pas du juge. On parle encore de rescrit par référence au rescriptum romain, par lequel l'empereur répondait par écrit à la demande de consultation d'un magistrat, d'un gouverneur ou d'un particulier.