Chapitre 2 : Les sources secondaires
La coutume
La coutume n'est en droit civil qu'une source secondaire, car depuis la Révolution Française, le rôle principal de création des règles de droit civil est joué par la loi.
Il existe néanmoins des coutumes civiles ou usage civil, puisque les deux mots sont synonymes, et on va porter simplement le regard sur quelques coutumes civiles et montrer d'abord la diversité de ces coutumes et puis le statut de la coutume civile devant le juge.
La diversité des coutumes civiles
La diversité des coutumes civiles peut s'observer en s'attachant à la plus ou moins grande généralité de la coutume.
Et en effet, on constate qu'il y a des coutumes civiles presque universelles, ce sont des coutumes que l'on rencontre en tout cas dans toute l'Europe occidentale et qui proviennent souvent de l'époque romaine. Elles sont presque toujours formulées sous la forme de maximes, d'adages, et même en langue latine, fraus omnia corrumpit, la fraude corrompt tout, ou bien error communis facit ius, l'erreur commune fait le droit, qui est le pilier de la théorie de l'apparence créatrice de droit.
Un autre adage, contra non valente magere, non teorit prescriptio, la prescription ne court pas contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir. D'ailleurs, cette règle a pris le statut de règle légale, elle a été consacrée récemment par le législateur.
En raison de leur formulation, on appelle ces coutumes des coutumes savantes.
Mais cela n'empêche pas qu'elles prennent leur naissance toujours dans une pratique immémoriale parfois des sujets de droit, et elles satisfont à l'exigence obligatoire du sentiment obligatoire que ressentent les sujets de droit à leur propos.
À côté de ces coutumes presque universelles, nous avons des coutumes civiles nationales qui valent sur tout le territoire français.
Par exemple, le droit à la femme mariée de porter le nom de son mari, qui vient d'ailleurs d'être consacré par le législateur dans un article 225-1 nouveau du Code civil. Toute la coutume n'a pas été consacrée, une partie de la coutume est toujours valable, c'est-à-dire le droit pour la veuve de continuer à porter le nom de son mari après son décès : c'est une pure coutume, coutume civile.
Nous avons également des coutumes locales. Elles ont un champ d'application limité à une partie parfois relativement étroite du territoire, parfois seulement une commune, une localité, et c'est ainsi que l'article 663 du Code civil renvoie pour la hauteur des clôtures dans les villes aux usages constants et reconnus, d'une ville à l'autre, ça peut changer.
Et puis nous avons aussi des usages limités à certaines professions, et on parle à ce propos d'usages professionnels. Par exemple, un usage chez les agriculteurs de conclure dans certaines régions certaines ventes verbalement seulement, et ceci influe ensuite sur les modalités de preuve, parce que si cet usage existe, il sera choquant pour de la part d'un des professionnels concernés d'exiger de l'autre un écrit. Donc on n'exigera pas d'écrit, et cela a des conséquences sur la possibilité matérielle ou morale de se procurer un écrit.
La plupart des usages existants entre commerçants ou dans certains milieux professionnels commerciaux sont appelés des usages conventionnels, parce que leur opposabilité est subordonnée à une acceptation au moins tacite, voire express, désintéressée, et notamment l'usage selon lequel entre commerçants, les prix s'entendent hors taxes. Ce n'est pas du tout la même solution si on n'est pas entre commerçants, cet usage ne peut être retenu que lorsque les parties ont entendu l'adopter, c'est ce qu'a décidé la Cour d'exécution dans une affaire du 8 octobre 1991.
On s'éloigne ici un peu d'une véritable règle de droit, à moins que l'usage ne soit que source d'une règle supplétive de volonté, qui supposerait au moins une acceptation tacite ou une volonté expresse, pourrait parfois conduire à l'écarter comme on rencontre pour l'usage de la lettre de confirmation des courtiers en vin dans le Bordelais.
Le courtier a mis en relation un candidat acheteur et un potentiel vendeur, et le courtier écrit lui-même une lettre de confirmation aux deux individus. S'il n'y a pas de protestation dans les 48 heures, la vente est formée, mais il est possible d'éviter la conséquence de l'usage par une lettre au contraire des parties intéressées et qui ne le sont plus.
L’application des coutumes civiles en justice
Lorsqu'un contentieux s'élève entre des plaideurs et que sa solution peut se trouver dans l'application d'une coutume, quel est le statut de celle-ci en justice ?
La réponse est simple, son statut, c'est en principe celui d'une règle de droit, car la coutume est une source de droit, et non pas le statut procédural des faits. Il s'en suit que la partie qui invoque une coutume n'a pas à démontrer l'existence de la coutume, elle peut se contenter d'en demander l'application, sans avoir à établir qu'elle correspond à une pratique civile.
Et le juge éventuellement vérifiera par lui-même que la coutume en question existe bien, mais c'est au juge de le faire, et non pas au justiciable. On rejoint ici cette règle procédurale qui vient du fond des âges, jura novit curia, la cour, juge connaît, jura, les règles de droit, le juge connaît le droit. Et donc les plaideurs n'ont pas à lui en démontrer l'existence.
Et c'est une grande différence avec les faits, puisque c'est aux plaideurs de rapporter la preuve des faits nécessaires au succès de leur prétention. C'est ce que dit l'article 9 du code de procédure civile.
Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.
— Article 9 du code de procédure civile
Avec l'article 12, le droit a un statut différent, et ce statut différent s'applique à la coutume. Avec une limite cependant : s'il s'agit d'un usage professionnel très étroit et peu connu, il n'est pas exclu que les plaideurs soient tout de même ici appelés à contribuer à rapporter la preuve de son existence et de sa persistance devant le juge.
Le statut procédural de la coutume, c'est aussi que le juge peut relever d'office l'application d'une coutume comme moyen de pur droit. Il s'en suit aussi que la maxime, nul n'est censé ignorer la loi, vaut aussi pour les coutumes en tant que règle de droit. Nul ne peut prétendre échapper à la coutume sous prétexte qu'il l'ignorait. C'est la même chose qu'une autre règle de droit.
Avec une limite cependant, les usages professionnels ne sont censés connus que par les membres de la profession en question et non pas par les autres.
Et puis toujours dans ce statut procédural de droit, qui est celui de la coutume, une autre conséquence est qu'il appartient en principe à la Cour de Cassation de veiller à l'exacte application des coutumes par les juges du fond, comme celle des autres règles de droit. Cependant, cela n'est vrai que pour les coutumes au moins nationales, pour les s'agissant des coutumes locales, elles échappent au contrôle de la Cour de Cassation dont le rôle est d'unifier le droit sur le territoire de la République et non pas les coutumes locales.
La jurisprudence
La jurisprudence est l'ensemble des décisions de justice, d'où se dégagent des solutions adoptées par le juge dans l'interprétation de la loi, voire dans la création du droit, alors que la loi fait défaut ou appelle un complément. C'est un sens très large du mot jurisprudence, mais dans un sens un peu plus précis, le mot jurisprudence désigne l'habitude que les juridictions ont prise d'apporter une certaine réponse à telle question qui leur est posée.
Et c'est dans ce sens d'habitude de juger que nous prenons maintenant ici le mot, c'est à ce sens que correspond son utilisation dans les expressions du genre "une jurisprudence constante", "une jurisprudence bien établie", un "revirement de jurisprudence" - il y avait une habitude de juger, et finalement on change, on va prendre une nouvelle habitude -, une jurisprudence fluctuante, une jurisprudence hésitante, une jurisprudence oscillante. L'habitude existe peut-être, mais en réalité il y a des décisions dans deux sens, la jurisprudence est hésitante.
Et en tant qu'habitude de juger, la jurisprudence n'est pas sans évoquer la coutume, sauf qu'ici la répétition n'est pas celle de la pratique, la répétition provient des juges, des juridictions. La question de savoir si la jurisprudence est une source de droit, est l'objet en matière civile d'une controverse, sans doute un peu moins vive aujourd'hui qu'hier, mais qui est tout de même bien présente, et c'est une controverse en réalité inépuisable.
Nous allons commencer par l'évoquer, et puis nous présenterons ensuite les avantages et les inconvénients de la jurisprudence, et puis enfin les rapports entre la loi et la jurisprudence.
La controverse en matière civile
Contre la qualification de source de droit civil
Certains auteurs, et parmi les plus grands, ont défendu toute leur vie, avec acharnement, que la jurisprudence n'est pas une source formelle de droit, spécialement du droit civil. Tout au plus accepte-t-il d'y voir une autorité en droit civil, des auteurs comme Gérard Cornu, Jean Carbonnier.
Une source de droit est créatrice de règles, avec leur caractère général et obligatoire, or pour la jurisprudence, les juridictions ne peuvent, par leur décision, créer de telles règles. Leur mission est d'appliquer la loi, de constater le cas échéant la coutume, donc de dire le droit, et non pas de le créer. Chacun son rôle dans une organisation étatique qui met sur le devant la séparation des pouvoirs, comme c'est le cas en France.
Le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, n'ont pas le pouvoir judiciaire, ni même la Constitution, l'autorité judiciaire.
Les juges sont chargés de statuer en droit, ils doivent trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, c'est l'article 12 du code de procédure civile. Il s'agit pour eux de trancher les litiges particuliers en appliquant des règles de droit préexistantes. Tout au plus, les juges contribuent-ils à révéler, éclaircir ces règles lorsqu'elles ne sont pas suffisamment claires.
Et dans cette thèse, on niera donc toute possibilité de création jurisprudentielle.
Et puis nous avons la prohibition des arrêts de règlement, l'article 5 du code civil ("Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises."), l'autorité relative de la chose jugée, l'article 1351, qui s'oppose à ce que les juges rendent des décisions qui auraient une portée générale ("L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même; que la demande soit fondée sur la même cause; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité.", abrogé en 2016).
Seul le législateur peut formuler des règles générales, et le législateur interdit au juge de s'immiscer dans cette fonction.
Enfin, le caractère obligatoire fait aussi défaut, et ceci se constate à plusieurs égards. Le juge n'est pas lié, en France, par ce qu'on appelle les précédents, c'est-à-dire par des décisions qui ont déjà pu être rendues dans des affaires similaires. C'est une grande différence avec ce qui se passe outre-Manche, en Grande-Bretagne, où les juges sont liés par des affirmations de droit contenues dans des décisions antérieures. Le juge français, lui, saisi d'une affaire donnée, n'est nullement tenu de suivre la solution qui a précédemment pu rendre une juridiction, même supérieure, dans une autre affaire. Quand bien même une jurisprudence constante émanerait de décisions de la Cour de cassation, le juge, saisi d'une nouvelle affaire, reste libre de statuer différemment.
Ceci se produit d'ailleurs parfois réellement en pratique, pas très souvent, mais parfois, c'est ce qu'on appelle une résistance des juges du fond, et qui parfois conduit la Cour de cassation à évoluer, à changer elle-même sa solution. Donc pas de caractère obligatoire, même pour le juge.
En outre, et tout cela se tient, le moyen pris de la violation de la jurisprudence ne peut pas donner une ouverture à lui seul, à la Cassation, à la différence du moyen de pris de la violation de la loi.
Et enfin, la seule référence à la jurisprudence, même une jurisprudence de la Cour de cassation, ne peut pas suffire à motiver une décision, et une motivation est nécessaire pour la validité d'un jugement, d'un arrêt. On ne peut pas le motiver en disant que l'on se réfère à l'arrêt rendu par la Cour de cassation.
Donc, il n'y a ni création, ni règle générale, ni règle obligatoire : c'est donc la négation de la qualité de source de droits en matière civile.
Pour la qualification de source de droit civil
Cette thèse s'appuie d'abord sur la réponse à certains arguments qui fondent la thèse inverse.
Le juge ne ferait qu'appliquer des règles de droits préexistantes sans jamais pouvoir en créer, mais ceci n'est pas totalement exact, car dans le silence de la loi et en l'absence de coutume, il lui faudra tout de même trancher le litige qui lui est soumis et l'article 4 du Code civil lui interdit de se retrancher derrière le silence de la loi pour refuser de juger ("Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice."). Il faudra bien, au moins dans de tels cas, créer une règle de droits pour occuper la majeure du syllogisme judiciaire.
Les règles jurisprudentielles n'ont pas la généralité nécessaire à la caractérisation des règles de droits, mais la répétition de solutions individuelles finit par faire apparaître ce caractère, et lorsqu'une habitude de statuer dans un sens a été prise, il est très probable que cette habitude soit suivie à l'avenir dans des espèces semblables.
Alors, sans doute, toutes les décisions de justice ne sont-elles pas appelées à faire jurisprudence, c'est-à-dire à être imitées à l'avenir, et à cet égard, l'autorité de la juridiction qui en est l'auteur compte beaucoup, et c'est une autorité qui est liée à sa place dans la hiérarchie judiciaire.
Un jugement de tribunal d'instance risque d'être infirmé par la Cour d'appel ou de Tribunal de Grande Instance en appel, et donc c'est plutôt à l'arrêt d'appel qu'il faut s'attacher. Mais un arrêt d'appel risque d'être cassé par la Cour de cassation, et donc c'est surtout à la décision de la Cour de cassation qu'il faut s'attacher de l'importance, et ce sont des arrêts de la Cour de cassation que peuvent émaner, en réalité, les vraies jurisprudences.
Mais lorsqu'une habitude de statuer dans un sens est prise par la Cour de cassation, qu'une jurisprudence est établie, force est constatée de fait qu'une règle générale s'est formée.
Sans doute, les juridictions du fond, ni même la Cour de cassation, ne sont véritablement obligées en droit d'appliquer à l'avenir cette jurisprudence, mais en pratique, elles le font le plus souvent, sauf volonté de résistance, parfois, qui est un phénomène très utile, car il peut éventuellement conduire à modifier la jurisprudence en question si des effets négatifs, néfastes, sont faits jour.
Mais ceci, au fond, se produit rarement, si bien qu'on peut conclure à l'existence, en fait, d'un pouvoir normatif.
D'ailleurs, lorsque l'on scripte l'ensemble des décisions des juridictions civiles rendues depuis deux siècles, on constate que de véritables règles de droits civils en sont issues. Elles ne sont pas extrêmement nombreuses, mais il y en a tout de même.
C'est notamment ce qu'on appelle la théorie de l'apparence trompeuse, qu'on appelle aussi la théorie de l'enrichissement sans cause, cette règle qui conduit à ce que celui qui s'est enrichi injustement au dépend de celui qui s'est appauvri sans cause doit restituer l'enrichissement à l'appauvri. Et ça, c'est une création jurisprudentielle.
Il faut le constater, ce sont des créations prétoriennes, c'est-à-dire des règles de droits créées par la jurisprudence. Ceci est donc possible, mais là encore, comme pour la coutume, le phénomène est assez secondaire aujourd'hui, car l'inflation législative est telle qu'il y a assez peu de lacunes dans la loi, et plutôt moins qu'hier. Et le rôle du juge reste le plus souvent un rôle d'interprétation et d'application de règles préexistantes plutôt que de création.
Mais il faut noter aussi qu'il y a ce rôle de la jurisprudence, des solutions, des habitudes d'interpréter la loi. Cela aussi est de la jurisprudence, si bien que derrière la jurisprudence, le mot jurisprudence, il y a plusieurs réalités. Une jurisprudence tantôt purement interprétative de la loi, une jurisprudence parfois, rarement, mais tout de même, créatrice de règles de droits, voilà ce que recouvre la jurisprudence.
Avantages et inconvénients de la jurisprudence
La source jurisprudentielle présente l'intérêt d'être flexible, non figée, de se prêter assez facilement à des évolutions. Puisque les précédents ne sont pas obligatoires en France, les juges pourront ne pas les suivre et provoquer l'apparition de nouvelles habitudes de jugés si des solutions qu'ils rendent apparaissent meilleures, plus adaptées sur une question donnée. Cela permet aussi aux plaideurs, aux avocats de proposer de nouvelles solutions.
Mais toute médaille a son revers et la jurisprudence présente les inconvénients de ses avantages : c'est l'insécurité juridique.
Le droit jurisprudentiel est peu prévisible, puisqu'il peut toujours évoluer. En outre, il manque de certitude. Quand peut-on considérer vraiment qu'une jurisprudence est établie ? Il y a là une très grande différence à cet égard avec la loi.
Et le comble est atteint avec le revirement de jurisprudence, qui peut survenir tout moment, comme ça, sans crier gare, déjouant les prévisions des partis.
Par hypothèse, il s'opère dans un litige individuel qui s'est élevé sur des phases antérieures à la décision. Évidemment, le revirement est donc rétroactif et il atteint des justiciables qui n'ont pas été avertis à l'avance. Et le comble de l'insécurité juridique est ici atteint.
Quelle infériorité par rapport à la loi, avec son savant règlement des conflits de loi dans le temps ?
La nouvelle jurisprudence, elle, va s'appliquer à toutes les situations dont le juge qui suivra cette jurisprudence connaîtra à l'avenir, quelle que soit l'époque à laquelle ces situations se sont formées et ont produit leurs effets.
On peut aussi reprocher à la jurisprudence son manque d'accessibilité. Il n'est pas facile de connaître la jurisprudence, puisqu'il faut la dégager de solutions rendues dans des litiges individuelles.
Et puis, on peut lui reprocher sa formation lente. Il faudra attendre de longues années après qu'une question est apparu pour voir s'établir de façon à peu près certaine la réponse que lui donne le juge, si le législateur ne l'a pas donnée.
Par exemple, la loi du 26 mai 2004 a produit un nouveau régime relatif aux donations entre époux. Jusqu'à cette loi, les donations entre époux étaient librement révocables. Il est vrai que le consentement entre époux est un peu particulier, mais il faut toujours pouvoir révoquer une donation entre époux. Avec la loi du 26 mai 2004, désormais, à l'avenir, les donations entre époux, du moins portant sur des biens actuels, des biens présents, ne sont plus librement révocables. Mais à quelles donations ceci s'applique-t-il ? À celles qui vont être consenties ultérieurement, c'est sûr, mais pour le passé ? Et alors, là, le législateur n'a rien précisé.
Il pouvait paraître logique que cela ne concerne que les nouvelles donations, mais il y a eu une controverse doctrinale. Certains ont soutenu que la règle s'appliquait immédiatement pour l'absence de révocabilité à l'avenir des donations déjà consenties antérieurement.
Controverse, question de difficulté d'interprétation. On pourrait attendre la décision des magistrats, le jour où ils seront saisis, ou bien la Cour de cassation mais cela peut être long. Les praticiens, eux, avaient besoin de réponses, il fallait savoir, savoir, et vite : la jurisprudence est tout à fait inadaptée à cet égard.
Et il a fallu que le législateur intervienne pour donner plus vite la réponse, et ça a été l'objet de l'article 46 d'une loi du 23 juin 2006.
Il reste que l'inconvénient le plus grave tient sans aucun doute au caractère nécessairement rétroactif ou rétrospectif des revirements de jurisprudence, dans la lignée nécessaire du phénomène jurisprudentiel qui intervient toujours sur des situations qui, par hypothèse, sont antérieures à la décision du juge.
Des justiciables ont essayé, à l'époque contemporaine, d'échapper à cette rétroactivité en se prévalant d'un principe de sécurité juridique, mais en vain.
Deux arrêts très célèbres.
- Le premier, de la première Chambre civile de la Cour de Cassation, du 21 mars 2000. C'était une affaire de vente, et la chose vendue était affectée d'un défaut. La vente était très certainement antérieure à 1993, et le défaut rend la chose impropre à l'usage auquel elle était destinée. L'acheteur disposait donc de cette action que beaucoup de gens connaissent, qui est l'action en garantie des vices cachés. Cependant, cette action doit être intentée rapidement, dit l'article 748 à l'époque, dans un bref délai. L'acheteur, ici, laisse passer le délai. Il ne dispose plus de cette action, il ne peut plus l'intenter. Mais il y avait également un autre texte dans le Code civil, qui est l'article 604, sur l'obligation de délivrance de la chose : le vendeur doit délivrer la chose. Et une jurisprudence bien établie considérait que, de cette obligation de délivrance, découlait une exigence de conformité : pour délivrer la chose, encore faut-il que ce soit une chose conforme à celle qui a été commandée. Et la Cour de Cassation a longtemps estimé que lorsque la chose délivrée présentait un défaut la rendant impropre à son usage, un vice caché, elle n'était pas non plus conforme à ce qui avait été commandé, l'acheteur n'avait pas commandé une chose avec défaut. L'acheteur a donc la possibilité de se placer sur le terrain du manquement à l'obligation de délivrance, et le délai n'est pas le même. Le délai, c'était les droits communs, et entre commerçants et non-commerçants, à l'époque, dix ans pour agir, notre acheteur intente cette action. Mais il y a eu un revirement de jurisprudence, qui s'est produit en 1993 à la Cour de cassation, et a estimé que dans un cas pareil, il n'y avait plus d'option, et que l'acheteur devait nécessairement se placer sur le terrain de la garantie des vices cachés. L'acheteur essaie quand même d'intenter son action sur le fondement du manquement à l'obligation de délivrance, mais il échoue. On lui applique la nouvelle jurisprudence, il se pourvoit en cassation, et il invoque l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'exigence d'un procès équitable, et il soutient dans son pourvoi que le principe de sécurité juridique a été méconnu, la Cour d'appel ayant opposé à l'action pour la déclarer irrecevable une jurisprudence nouvelle, ne permettant plus d'invoquer le défaut de conformité de la chose vendue, afin d'échapper à l'exigence du bref délai. Et donc, de cette façon, la Cour a méconnu le principe de sécurité juridique imposé par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Mais le pourvoi est sèchement rejeté dans des termes qui sont restés célèbres :
Et attendu que la sécurité juridique invoquée ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit ;
— Arrêt du 21 mars 200 de la Première Chambre de la Cour de Cassation
- Une autre décision tout à fait extraordinaire a été rendue le 9 octobre 2001. Il s'agissait ici de la responsabilité civile d'un médecin pour manquement à l'obligation d'information. Traditionnellement, la jurisprudence considérait que le médecin devait révéler certes les risques afférents à un traitement ou à une intervention, mais du moins pas les risques exceptionnels, les risques fréquents, les risques courants, et seulement cela. Mais survient un revirement de jurisprudence en 1998. Désormais, dit la Cour de Cassation, le médecin doit délivrer une information sur les risques, même exceptionnels, sur tous les risques graves, même s'ils ne se réalisent qu'exceptionnellement ("L'année dernière, en Nouvelle-Papouasie, quelqu'un a eu un infarctus en prenant ce médicament. Ça ne s'est jamais reproduit, mais je suis obligé de vous le dire"). Voilà la nouvelle jurisprudence de 1998. Voici qu'une femme qui avait accouché antérieurement à ce revirement agit en justice parce que son gynécologue obstétricien, qui avait diagnostiqué une présentation par le siège, c'est-à-dire en vue d'un accouchement difficile, ne lui avait pas signalé un risque exceptionnel relatif à ce type d'accouchement. Et concrètement, l'enfant, à la suite des manœuvres qu'il avait fallu opérer lors de l'accouchement, était resté atteint d'un handicap. Il ne pouvait pas bien se servir de l'un de ses bras et il avait une incapacité physique permanente de 25%. C'était en 1974, et le médecin n'avait pas révélé ce risque qui était exceptionnel, à l'époque, l'obligation d'information ne portait pas sur les risques exceptionnels. Et bien, après 1998, cette femme et son enfant, devenus majeurs, agissent pour réclamer réparation pour manquement à l'obligation d'information du médecin. La cour d'appel dit que ce n'est pas possible. À l'époque, le médecin n'était pas tenu de cette obligation d'information portant sur ce risque exceptionnel. La Cour de Cassation casse l'arrêt d'appel. Elle le casse en commençant par rappeler sa jurisprudence nouvelle, attendue qu'un médecin ne peut être dispensé de son devoir d'information vis-à-vis de son patient par le seul fait qu'un risque grave ne se réalise qu'exceptionnellement. C'est la nouvelle solution, mais elle ajoute :
que la responsabilité consécutive à la transgression de cette obligation peut être recherchée, aussi bien par la mère que par son enfant, alors même qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne révélait pas à son patient des risques exceptionnels ; qu'en effet, l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés et nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée ; d'où il suit qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
— Arrêt du 9 octobre 2001 de la Première Chambre de la Cour de Cassation
Même formule que dans l'arrêt de 2000, avec en outre cette idée relative à l'interprétation jurisprudentielle des normes.
Il est certain que lorsque le juge se borne à interpréter des textes, il est bien difficile que son interprétation à un moment donné varie en fonction de la date des faits qui lui sont soumis. Et s'il est apparu nécessaire de faire évoluer cette interprétation des textes, elle va s'appliquer à tous les plaideurs qui viendront ensuite devant le juge.
Oui, mais le juge se borne-t-il toujours à ce rôle ? On retrouve notre controverse.
Et effectivement, dans le premier des deux arrêts vu précédemment, le juge était dans son rôle d'interprétation des textes, article 1604, article 1641, des textes sur la vente.
Mais il est très artificiel de dire que dans la deuxième affaire, le juge s'en est tenu à l'interprétation des textes, puisque précisément, les textes ne disaient absolument rien sur l'obligation d'information du médecin, ni en 1974, ni en 1998, ni en 2001, quand la Cour de Cassation s'est prononcée, et que tout ça, c'est de la création jurisprudentielle en réalité.
Alors, dans de telles hypothèses, ne vaudrait-il pas mieux reconnaître la réalité et organiser l'application dans le temps des règles d'origine vraiment jurisprudentielles. Et c'est ainsi qu'en doctrine, quelques auteurs contemporains ont proposé, dans une optique de sécurité juridique, de limiter au moins la portée des revirements de jurisprudence à l'avenir.
Et en particulier, Christian Mouly, qui avait écrit un article tout à fait intéressant sur le revirement pour l'avenir, en s'appuyant notamment sur ce qui se passe dans certains pays, spécialement aux États-Unis d'Amérique. Une pratique aussi de la Cour de justice des communautés européennes ou de l'Union européenne aujourd'hui, voire de la Cour européenne des droits de l'homme, qui parfois admettent que des nouvelles solutions ne s'appliqueront qu'à l'avenir.
Et puis en 2004, le Premier Président de la Cour de Cassation avait souhaité qu'un groupe de travail lui remette un rapport sur le sujet très précis, groupe de travail qui a été présidé par M. Molfessi. Ce rapport a fait formuler des propositions, du moins pour certains revirements, qui pourraient voir leurs effets modulés dans le temps.
On peut lire un entretien entre le premier président de la Cour d'acquisition et le président de ce groupe de travail dans une revue ("Les revirements de jurisprudence ne vaudront-ils que pour l'avenir ?"). Cet entretien est assez surréaliste, puisque le premier président de la Cour de Cassation définit ainsi le revirement de jurisprudence : "il y a revirement de jurisprudence chaque fois que la Cour, à propos d'une affaire, varie dans l'interprétation de la loi qu'elle donnait jusqu'alors".
Comme si la Cour de Cassation était toujours limitée à l'interprétation de la loi. Ce qui est faux, parce qu'il n'y a pas que ça.
Le mythe de la jurisprudence seulement interprétative de la loi, alors que précisément cette affaire de modulation dans le temps des revirements devient particulièrement importante, lorsque la jurisprudence n'est pas dans le rôle d'interprétation, mais qu'elle est créatrice de règles de droit.
Cette proposition a fait grand bruit, mais elle n'a pas été accueillie dans l'unanimité, bien loin de là, avec parfois des critiques extrêmement vives, notamment un article de M. Vincent Heuzé ("A propos du rapport sur les revirements de jurisprudence. Une réaction entre indignation et incrédulité").
Très polémique également, un dénommé Pierre Sargos, qui a écrit « L'horreur économique dans les relations de droit, libre propos sur le rapport sur les revirements de jurisprudence ». Or, ce M. Sargos, à l'époque, était président de la chambre sociale de la Cour de cassation, et ceci montre bien que même au sein de la Cour de Cassation, il n'y avait pas d'unanimité sur le sujet.
Il y a eu d'autres positions, par exemple celle de Gérard Cornu, plus modérée en la forme, mais tout aussi catégorique. En fait, les revirements sont relativement rares, et le remède, dit-il, serait pire que le mal.
La suite, ou quasiment concomitamment, la deuxième chambre civile de la Cour de Cassation, le 8 juillet 2004, avait rendu une décision qui, avant même le rapport en question, se montrait tout à fait accueillante à l'idée de revirement seulement pour l'avenir, et éviter qu'une solution nouvelle ne soit appliquée, en tout cas à des instances en cours. Et puis, il y a eu également quelques décisions d'autres chambres.
La chambre commerciale, elle, a admis la limitation des revirements de jurisprudence dans le temps, avec un arrêt de 2007 puis un autre de 2010. La chambre sociale, elle, s'y est montrée très hostile, dans un arrêt du 17 décembre 2004. Elle n'a ici aucune concession.
La première chambre civile a également accepté cette idée de modulation des effets de revirement de la jurisprudence dans le temps, avec deux arrêts de 2012.
Quant à la deuxième chambre civile, il y avait eu l'arrêt de 2004, mais on peut en relever un du 3 février 2011, où elle refuse la modulation, en reprenant la formule qu'il n'y a pas de droit acquis à une jurisprudence figée.
On peut dire que si une tendance à admettre la faculté de moduler les effets dans le temps des revirements de jurisprudence peut être relevée dans la jurisprudence, justement, ce n'est certainement pas à tous les coups que cette faculté est utilisée, même par les formations juridictionnelles qui se reconnaissent cette faculté.
On est un petit peu, il faut reconnaître, dans l'incertitude. On s'est alors posé plusieurs questions en remarquant que cette situation, cette idée de revirement pour l'avenir seulement repose sur une réalité particulièrement complexe.
D'un côté, il est vrai, nous avons besoin de sécurité juridique, c'est tout à fait exact, et le caractère, à certains égards, très choquant du résultat obtenu dans l'affaire du médecin, notamment. Ça heurte le bon sens.
Mais de l'autre côté, on peut relever que la sécurité juridique n'est pas toute la finalité du droit, il y a aussi d'autres fins du droit, et notamment la recherche de ce qui est juste, ce qui est bon. Et si une solution apparaît finalement mauvaise, si une autre apparaît plus adaptée, il ne faut pas hésiter à modifier la première, et c'est tout l'intérêt d'ailleurs de la jurisprudence qui se prête à des évolutions.
Mais si un plaideur combat une solution jurisprudentielle en montrant pertinemment qu'elle n'est pas bonne, qu'une autre solution serait meilleure, et il combat, il gagne, et il provoque le revirement, on ne l'appliquerait alors pas dans son affaire. Mais alors plus personne n'ira jamais jusque devant la Cour de cassation pour demander un revirement de jurisprudence, et alors la jurisprudence sera encore plus figée qu'avant. Il y a donc une grosse difficulté.
Certains suggèrent qu'au fond, le revirement pourrait quand même être appliqué dans l'affaire qui l'a provoqué, mais on ne l'appliquerait pas ensuite dans les autres affaires similaires dont le juge connaîtrait. Mais là nous avons un grand problème, au fond, d'égalité devant la règle de droit.
Les rapports de la jurisprudence et de la loi
La subordination de la jurisprudence
Même si on accepte de reconnaître dans la jurisprudence une source d'un droit civil, ce n'est tout au plus qu'une source subordonnée, du moins en principe.
Ceci est évident lorsque la jurisprudence donne l'interprétation d'une loi, précise comment il faut comprendre la loi dans telle situation, lorsqu'elle entre dans les détails dont le législateur n'a pas voulu, et heureusement, se préoccuper. Si la loi change, toute son interprétation jurisprudentielle disparaît en même temps. Si le nouveau texte appelle lui aussi une interprétation, elle sera donnée à l'avenir par la jurisprudence qui se formera, certes, mais cette jurisprudence est nécessairement subordonnée à la loi qu'elle interprète.
Mais il en va de même au fond pour les véritables créations jurisprudentielles, qu'elles soient déguisées derrière l'interprétation, en réalité très audacieuse de texte, ou qu'elles ne soient même pas cachées et qu'elles apportent des compléments ou comblent des vides laissés par la loi.
Si une création a eu lieu, et on pense tout particulièrement à cette audacieuse construction à partir de l'article 1384 alinéa 1er du code civil sur la responsabilité du fait des choses, on a découvert des éléments qui n'étaient pas du tout écrits par le législateur, mais ça ne fait rien.
C'est une jurisprudence extrêmement importante, mais par la suite, le législateur s'est prononcé, par exemple, en 1985, avec une loi relative aux accidents de la circulation automobile, dès ce jour-là, c'est la loi de 1985 qui a été appliquée dans tout ce secteur, et la création jurisprudentielle a disparu complètement de ce secteur. Il y a eu ensuite l'interprétation jurisprudentielle de la loi de 1985, mais plus du tout la création à partir de notre article 1384 sur la responsabilité du fait des choses. Donc, subordination de la jurisprudence.
Lorsqu'au lendemain de la loi de 1972, des questions se sont posées sur les actions en contestation de paternité, une interprétation très audacieuse de l'article 322 avait été lancée, très discutée, puis finalement imposée par la Cour de cassation, et donc jurisprudence. Mais la loi a changé en 2005 avec une grande réforme, et toute jurisprudence précédente a disparu.
Bilan : Il faut comprendre que la jurisprudence est en principe toujours subordonnée, ou bien parce qu'elle est sous la dépendance des textes de loi qu'elle interprète, ou bien parce que, comblant des vides législatifs ou apportant des compléments là où le besoin s'en fait sentir, elle ne remplit ce rôle que tant qu'une loi n'est pas intervenue, et lorsqu'une loi intervient, et cela se produit, la jurisprudence s'efface aussitôt dans le domaine couvert par cette nouvelle loi, dans le domaine d'intervention législative.
Intervention qui peut d'ailleurs consister à consacrer la jurisprudence, par exemple, à l'obligation du médecin, « le médecin est-il tenu de guérir le malade" ? La jurisprudence de 1936 dit qu'il n'est tenu que d'une obligation de moyens, pas d'une obligation d'un état.
De la jurisprudence, jusqu'en 2002, une loi est intervenue pour venir dire, c'est maintenant dans le code de la santé publique, que la responsabilité du médecin ne peut être engagée qu'en cas de faute, et ça, c'est la consécration de l'idée d'une obligation de moyens.
La jurisprudence, au fond, elle est subordonnée, cela paraît même de façon encore plus éclatante dans les cas où la loi vient combattre la jurisprudence.
La jurisprudence combattue par la loi
La loi peut toujours combattre une jurisprudence, mais les magistrats chargés d'appliquer la loi doivent alors appliquer la nouvelle disposition qui contredit la solution qu'ils avaient auparavant adoptée, et ceci est parfaitement logique dans une démocratie.
La loi exprime la volonté générale, c'est l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, et si le peuple, par l'intermédiaire de ses représentants qu'il a élus pour siéger au Parlement, estime qu'une solution jurisprudentielle donnée à une question n'est pas bonne, il peut imposer d'y mettre fin en adoptant une loi en sens contraire.
De ce point de vue, on peut encore évoquer la fameuse loi dite anti-perruche qui était destinée à combattre la solution jurisprudentielle imposée par la Cour de cassation dans son assemblée plénière dans l'arrêt du 17 novembre 2000. Ici, la Cour de cassation avait estimé que les médecins et le laboratoire devaient réparer le préjudice résultant du handicap non décelé pendant la naissance. Les médecins qui avaient causé le handicap, à ce moment-là, ils ne l'avaient pas décelé, alors qu'ils auraient dû le déceler, et donc cette solution a été jugée choquante par un certain nombre de personnes.
Le Parlement était saisi, et voilà que l'article 1er de la loi du 4 mars 2002, que l'on trouve aujourd'hui codifié dans le Code de l'action sociale et des familles, l'article L114-5, qui vient dire exactement le contraire de ce que la Cour de cassation avait proclamé, et ils posent ce nouveau texte :
Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance.
La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer.
Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale.
— Article L114-5 du Code de l'action sociale et des familles
C'est exactement l'hypothèse de l'affaire Perruche: à la suite d'une faute caractérisée, il y a eu une faute, ils n'ont pas décelé le handicap alors qu'ils auraient dû déceler la maladie qui était source de ce handicap. Les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. "La compensation [...] relève de la solidarité nationale", signifie qu'on va imposer l'accessibilité des logements et de tous les bâtiments publics pour les personnes handicapées, que les bus doivent être équipés de rampes d'accès, c'est cet effort de solidarité nationale, mais nous n'allons pas solliciter la responsabilité civile dans un tel cas.
C'est ce que veut dire la loi, exactement à l'inverse de ce que la Cour de cassation avait souhaité imposer.
Il y a d'autres exemples de jurisprudence combattue par la loi, spécialement dans le secteur de l'assurance, où nous avons régulièrement des jurisprudences que les assureurs trouvent extrêmement sévères, et puis les assureurs vont se plaindre auprès du législateur qui a volontiers leur oreille, et une loi est votée qui vient poser une solution, une règle, contraire à la jurisprudence.
En matière d'assurance de responsabilité civile, il y a eu une jurisprudence qui annulait certaines clauses dans les contrats, les clauses dites de réclamation, cela rendait aux assureurs leur métier quasiment impraticable; en 2002, une loi du 30 décembre 2002, puis une loi du 1er août 2003 ont conduit à modifier la règle et à imposer une règle législative contraire à la jurisprudence.
Également, sur l'information du souscripteur en assurance vie, on peut signaler qu'il y a eu en 2005 une intervention législative pour combattre une jurisprudence qui était jugée par les assureurs vie totalement inacceptable et du moins très préjudiciable à l'exercice de leur métier.
Voici des illustrations d'un phénomène tout à fait normal en démocratie, avec cependant une limite aujourd'hui, le législateur n'est plus tout puissant sur la délimitation du champ d'application dans le temps de ces lois.
La loi s'appliquera bien sûr pour l'avenir, en revanche, si le législateur veut la faire remonter dans le temps pour combattre encore plus la jurisprudence, il risque de se heurter à certaines limites, celles que nous avons déjà rencontrées en examinant le conflit de loi dans le temps.
Et d'ailleurs, on peut signaler au sujet de l'information en assurance vie, lorsque le législateur est intervenu en 2005, il n'a pas osé déclarer ses nouvelles dispositions applicables au contrat conclu antérieurement, mais il a simplement dit que ces nouvelles dispositions ne s'appliqueraient qu'au contrat conclu après son entrée en vigueur. Il n'a pas souhaité combattre plus la jurisprudence et éviter qu'elle ne s'applique aux contrats antérieurs, même lorsque des affaires n'étaient pas en cours.
On voit ici les conséquences de ce phénomène de limitation des potentialités des dispositions transitoires des lois nouvelles.
La loi combattue par la jurisprudence ?
C'est un phénomène nouveau que nous avons déjà rencontré au sujet des traités internationaux. En principe, la jurisprudence ne peut pas combattre la loi. La Cour de cassation, juge du droit, est là pour faire respecter la loi par les juges du fond, et la violation de la loi est l'une des ouvertures à cassation.
Mais en prenant appui sur des conventions internationales et sur l'article 55 de la Constitution, la jurisprudence y parvient tout de même parfois.
D'ailleurs, ce n'est pas la jurisprudence au fond qui triomphe : lorsque le texte international est appliqué à la lettre, une lettre qui est suffisamment claire, alors le juge se contente de faire respecter la hiérarchie des normes.
En revanche, la jurisprudence est sur la sellette lorsque le texte international ne dit rien de précis, ou en tout cas lorsqu'il ne dit pas ce que le juge lui fait dire, et qu'une interprétation judiciaire conduit à en étendre la portée et la signification. Et c'est ce qui s'est produit avec la Convention européenne des droits de l'homme.
La jurisprudence française a déjà accepté, dans quelques cas, resté assez rare heureusement, mais elle a accepté d'écarter l'application de loi française qui lui était apparue contraire à l'interprétation de certains articles de la Convention européenne des droits de l'homme, voire de son protocole additionnel spécialement le numéro un, avec le droit au respect des biens qui y est proclamé.
Et ce sont des prolongements de l'arrêt Mazurek dans l'affaire des droits successoraux de l'enfant adultérin, arrêt Mazurek rendu par la Cour européenne des droits de l'homme, mais qui concernait l'État français. C'est l'État français, la République, qui a été condamnée dans l'affaire Mazurek par la Cour européenne.
Oui, mais après, il y a eu ici ou là quelques décisions de juridiction qui, dans d'autres affaires, ont estimé qu'on ne pouvait plus appliquer l'article 760 ou l'article 759 du Code civil qui était relatif aux droits des enfants adultérins, qu'il fallait les écarter au nom de l'interprétation que, eux, les juges donnaient de l'article 1, protocole numéro 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Ici, la jurisprudence vient combattre la loi qui disait imposer une solution, mais ce n'est pas celle-là qu'on a retenue dans ces affaires.
Et puis, c'est tout à fait extraordinaire, avec nos dispositions transitoires de la loi dite anti-perruche, cet arrêt du 24 janvier 2006, où l'on voit la Cour de cassation venir dire que cette loi nouvelle n'est pas applicable aux instances en cours, alors que les dispositions transitoires express de la loi se disaient applicables, la disaient applicable aux instances en cours.
La loi nouvelle n'est pas applicable parce que, dit la Cour de cassation, le protocole numéro 1 additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme l'exige, avec le droit au respect des biens, c'est de l'interprétation assez divinatoire d'un texte international, que le juge impose, au fond, pour combattre une loi qui ne lui plaît pas.
C'est un phénomène tout à fait extraordinaire qui ne laisse pas d'étonner dans une démocratie qui repose normalement sur la séparation des pouvoirs.
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