Chapitre II. Les fonctions des juges
La principale fonction du juge est contentieuse, elle consiste à trancher un litige, en principe par application des règles de droit, et cela afin de sauvegarder la paix sociale. Mais le juge est aussi appelé parfois à exercer un contrôle sur un acte qui lui est soumis sans différend, et on parle alors de fonction gracieuse.
La fonction contentieuse
Existence d’un litige
La fonction contentieuse suppose l'existence d'une contestation portée devant le juge. Cela suppose un litige, du latin lis, litis, c'est-à-dire le procès, et le verbe agere, c'est-à-dire conduire, donc conduire un procès.
Au sens un peu plus large, un litige, ça peut être tout différent, alors même qu'il ne serait pas encore ou qu'il ne serait pas du tout porté devant un juge. Mais au sens plus étroit, le litige, c'est le différent porté devant un tribunal.
Ceux qui se font un procès contentieux sont en conflit, sont en différence, sont en désaccord sur des points de fait, ou sur des points de droit, ou sur les deux. Il y a un heurt d'intérêt opposé entre deux adversaires. Les plaideurs, dans ce type de procès, sont des parties adverses.
Un jugement en principe par application des règles de droit
Il faut un jugement, en principe, par application des règles de droit. C'est le principe. Mais on peut aussi, par exception, rencontrer un jugement en équité.
Le principe : jugement selon la règle de droit
Le rôle du juge est de trancher le litige par application du droit, d'une juridiction, l'étymologie est parlante, du latin juris dicere, dire le droit.
Pour dire le droit, ceci passe d'abord par des constatations des faits de l'espèce, que s'est-il passé exactement. Éventuellement, il faudra que le juge se prononce si les parties ne sont pas d'accord sur les points de fait. Ensuite, il faudra rechercher la règle de droit applicable à la situation de fait telle que le juge peut l'apprécier. Enfin, le juge va appliquer la règle de droit à cette situation, et c'est ce qu'on appelle le syllogisme judiciaire, avec une majeure, une mineure, une conséquence.
- La majeure, c'est la règle de droit, avec son hypothèse, et puis son effet juridique, telle est la structure;
- La mineure, c'est le fait constaté;
- La conséquence, c'est l'application de l'effet juridique de la règle au fait constaté.
Prenons un exemple. On parle d'un meurtre, et un article du code pénal, l'article 221-1, prévoit une peine en cas de meurtre.
- La majeure : le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre, il est puni de 30 ans de réclusion criminelle, c'est la règle de droit.
- La mineure : or X a tué Y,
- La conséquence, la conclusion : X sera puni de 30 ans de réclusion criminelle.
Evidemment, le travail du juge est en réalité souvent compliqué par l'existence de plusieurs règles de droit entre lesquelles il peut hésiter. Il faut d'abord déterminer laquelle appliquer. Le travail peut aussi être compliqué par les différentes interprétations possibles de la règle de droit, quelles interprétations donner dans notre cas.
Et puis le travail, la complication peut venir aussi de l'éventuelle absence de règles de droit précises sur la question qui se pose dans notre affaire. Il va falloir chercher la solution, il va falloir installer une solution au rang de la majeure et chercher une solution à partir d'une règle peut-être plus générale, en pensant qu'elle peut s'appliquer ici, ou alors par extension d'une règle faite pour un cas voisin.
Ce sont des techniques d'interprétation des règles de droit. Tout cela fait partie du travail du juge, et le juge ne peut pas refuser de statuer sous prétexte qu'il n'existe pas une règle de droit à placer dans la majeure.
Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.
— Article 4 du Code Civil
Il faut donc statuer et se débrouiller, et parfois ce n'est pas si simple, mais c'est tout le travail du juge.
Le jugement en équité
Ce jugement en équité consiste, pour le juge, à écarter dans le cas particulier qui lui est soumis la règle de droit qui devrait être appliquée, mais qui lui paraît aboutir en l'espèce à un résultat trop rigoureux, inéquitable. Il va trancher le litige d'une façon plus équitable à ses yeux, la plus équitable possible.
Un exemple historique qui s'est déroulé dans la ville de Château-Thierry, c'est le souvenir du "bon juge" de Château-Thierry. Il s'agissait du président Magnot, qui était président du tribunal civil (le tribunal de grande instance aujourd'hui), de Château-Thierry de 1887 à 1906, et qui avait eu à connaître de l'affaire de la dame Ménard. La dame Ménard était une mère de famille, qui avait un enfant, et son enfant et elle n'avaient pas mangé depuis 36 heures, et donc ils avaient faim: elle vole un pain pour se nourrir. Elle est poursuivie en justice pour vol, et le bon juge de Château-Thierry, président Magnot, l'avait acquittée en considération de certaines circonstances d'équité.
Aujourd'hui, est-ce que la dame Ménard équivalente serait acquittée ? Il y a dans l'arsenal pénal de multiples circonstances atténuantes, possibilité de modulation de peine, dispense de peine, une grande modulation des sanctions.
Le juge a-t-il le droit, en France, de statuer en équité ?
Dans certains pays, la réponse est affirmative, sans aucun doute, puisque la loi elle-même le prévoit, c'est le cas en Suisse de façon assez générale. En France, la réponse de principe est négative, le juge ne le peut.
Le droit positif français n'investit pas le juge d'un pouvoir général d'équité, le juge doit statuer en droit, c'est ce que dit l'article 12 du code de procédure civile, "Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables", et ça signifie très concrètement qu'il doit trancher le litige conformément aux règles de droit. L'indicatif en droit est un impératif. Le juge tranche, ça veut dire qu'il doit trancher le litige conformément aux règles de droit.
Et là encore, la règle s'explique par l'histoire. L'histoire, ce sont les souvenirs des jugements en équité rendus par les parlements, sous l'Ancien Régime on disait "Dieu nous garde de l'équité des parlements", parce que sous le couvert de l'équité, on peut faire n'importe quoi. Tel juge rendra telle décision parce qu'il la trouve équitable, telle autre solution sur la même question parce qu'il trouve ça plus équitable, mais aucune prévisibilité, aucune sécurité juridique, grande incertitude.
En outre, la Révolution française a mis au plus haut degré le dogme de l'égalité. En France, on aime beaucoup l'égalité. On aime bien aussi la légalité. Légalité et égalité, tout ça va fort mal avec l'équité du juge.
Sous couvert d'équité, ce sont de multiples dérogations individuelles qui seraient susceptibles d'être apportées par rapport à la loi, et qui seraient des sources d'inégalité devant la loi, d'où cet article 12 du Code de procédure civile aujourd'hui.
On peut penser que parfois une loi est mauvaise, mais si une loi est mauvaise, il faut la refaire, et ce n'est pas au juge de la refaire, c'est au législateur. On sait que le législateur n'hésite pas aujourd'hui à refaire, et de plus en plus souvent, les lois, à les modifier, à un rythme même effréné.
Par exception cependant, la loi française accorde parfois, dans certains cas limitativement énumérés, un pouvoir modérateur au juge qui lui permet de corriger le résultat insatisfaisant auquel pourrait aboutir une règle de droit.
Un fameux exemple, qui se trouve à l'article 1579 du Code civil depuis 1965, au sujet du régime de participation aux acquêts, qui est un régime matrimonial.
Si l'application des règles d'évaluation prévues par les articles 1571 et 1574 ci-dessus devait conduire à un résultat manifestement contraire à l'équité, le tribunal pourrait y déroger à la demande de l'un des époux.
— Article 1579 du Code Civil
Et surtout, on doit signaler l'article 1152 du Code civil qui porte sur la clause pénale. La clause pénale, c'est dans un contrat, la fixation à l'avance d'un forfait de dommages et intérêts, pour le cas où l'une des parties manquerait à ses obligations. Les contractants ne sont pas obligés, mais ils peuvent parfaitement stipuler un tel forfait, une telle clause pénale.
Si une partie a manqué à son obligation, il faut appliquer la clause pénale, mais l'article 1152 donne au juge le pouvoir de modérer la peine.
Lorsque la convention porte que celui qui manquera de l'exécuter payera une certaine somme à titre de dommages-intérêts, il ne peut être alloué à l'autre partie une somme plus forte, ni moindre. Néanmoins, le juge peut, même d'office, modérer ou augmenter la peine qui avait été convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire. Toute stipulation contraire sera réputée non écrite.
— Article 1152 du Code Civil
Pouvoir modérateur, normalement il aurait fallu appliquer le contrat qui fait la loi des parties, mais, en équité, au fond, le juge va changer les choses. Mais il faut un texte spécial pour donner ce pouvoir au juge.
Enfin, la loi envisage tout de même qu'un pouvoir général de statuer en équité soit conféré au juge, mais ceci suppose que les parties, une fois le litige né, entre elles s'accordent sur ce point et décident d'un commun accord que le juge aura pour mission de statuer en amiable compositeur. En amiable compositeur, ça veut dire, concrètement, en équité, et c'est l'article 12, aligné à 4 du code de procédure civile.
Le litige né, les parties peuvent aussi, dans les mêmes matières et sous la même condition, conférer au juge mission de statuer comme amiable compositeur, sous réserve d'appel si elles n'y ont pas spécialement renoncé.
— Article 12, alinéa 4 du Code de procédure civile
Alors, il est rarissime que des plaideurs introduisent une action en justice et en demandant au juge de ne pas appliquer les règles de droit, mais de statuer en équité, ça n'arrive presque jamais. Le texte reste lettre morte.
En revanche, il faut savoir que devant une justice non étatique, qui est la justice arbitrale, mais c'est tout de même une justice organisée par la loi, il est possible de s'adresser, non pas au juge, mais à des arbitres que l'on aura choisis. Les parties à un procès vont choisir des arbitres pour trancher leurs différends par une sentence arbitrale.
Il est possible aussi de demander aux arbitres de statuer, non pas en droit, ça peut être en droit, mais de leur demander de statuer en équité. Et ceci, cette fois-ci, est une faculté souvent utilisée dans les arbitrages de type commercial.
Le jugement tranche le litige
Le juge statue sur les divers points contestés devant lui, aussi bien de fait que de droit. Il tranche le litige par sa décision, c'est-à-dire qu'il lui donne une solution. Cette solution doit être motivée, ce sont tous les motifs de la décision, et puis suit ce qu'on appelle le dispositif, le dispositif qui énonce la décision ("condamne untel à ceci", "annule le contrat", ...).
Le dispositif suit les motifs, et nous avons même la formule « par ces motifs, la cour décide que ». L'objectif poursuivi est de restaurer la paix sociale en mettant un terme au conflit. Et ce qui est certain, en tout cas, c'est que la décision contentieuse met fin à la procédure, sauf l'exercice des voies de recours. Lorsque les voies de recours sont épuisées, c'est terminé.
Le juge qui a rendu sa décision, lui, est dessaisi de la contestation, et ne peut plus rien faire. Et comme le jugement est revêtu de l'autorité de la chose jugée relativement à cette contestation, celle-ci ne peut plus être dorénavant l'objet d'une nouvelle procédure devant un juge, la nouvelle procédure serait irrecevable. Les partis doivent donc appliquer la solution qui a été choisie, décidée par le juge. Il n'y a plus de litiges possibles sur ce point entre les parties.
La fonction gracieuse
La fonction gracieuse est une fonction secondaire que l'État confie, dans certains cas, à ses juges.
En matière gracieuse, il n'y a point de contestation à trancher. Le juge est appelé à intervenir en l'absence de litige, mais parce que la loi exige, en raison de la nature particulière d'un acte, que celui-ci soit soumis à un contrôle.
Il y a deux éléments :
- Une absence de litige, avec au contraire l'existence d'un accord de tous les intéressés sur un acte juridique ou sur un projet d'acte juridique.
- La mission du juge, saisie d'une demande en matière gracieuse, qui est d'exercer un contrôle sur l'acte qui lui est soumis : l'exigence de contrôle du juge.
C'est toujours un contrôle de légalité, puisque les conditions de légalité sont réunies. Et puis, c'est aussi parfois, en plus, un contrôle d'opportunité qui conduit le juge à apprécier si l'acte est conforme à des intérêts que la loi entend spécialement protéger.
Par exemple, le divorce par consentement mutuel. Ici, les époux sont d'accord, non seulement sur le principe du divorce, mais même sur ses conséquences. Ils mettent au point un projet de convention qui va régler toutes les conséquences du divorce.
Mais il faut demander à un juge de contrôler que les conditions de validité sont bien réunies, et puis contrôler que ce projet d'acte, ce projet de convention préserve suffisamment les intérêts des époux et ceux des enfants. Si oui, le juge homologue la convention, il prononce le divorce: s'il estime que non, il refuse d'homologuer la convention et il ne prononcera pas le divorce.
Il y a également l'adoption : une personne qui souhaite adopter un enfant doit présenter une requête au tribunal de grande instance qui vérifie, d'après l'article 353 du Code civil, si les conditions de la loi sont remplies et si l'adoption est conforme à l'intérêt de l'enfant.
Dans le cas d'adoption d'un pupille de l'Etat ou d'un enfant étranger qui n'est pas l'enfant du conjoint, du partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou du concubin de l'adoptant, le tribunal vérifie avant de prononcer l'adoption que le ou les requérants ont obtenu l'agrément pour adopter ou en étaient dispensés. Si l'agrément a été refusé ou s'il n'a pas été délivré dans le délai légal, le tribunal peut prononcer l'adoption s'il estime que le ou les requérants sont aptes à accueillir l'enfant et que celle-ci est conforme à son intérêt.
— Article 353 du Code civil
Il y a donc contrôle de légalité, mais aussi d'opportunité au regard de l'intérêt de l'enfant.
Autre exemple, une fameuse affaire qui avait fait beaucoup de bruit dans les années 60. Il s'agissait de l'adoption par deux époux d'un enfant qui avait été refusé par le tribunal de grande instance de Paris, parce que les époux portaient le nom de M. et Mme Tronion. Et le tribunal de grande instance avait estimé qu'en l'adoptant, en allant à l'école, il serait victime de colibet de la part de ses camarades. Et donc, le tribunal avait refusé de prononcer l'adoption.
En appel, cependant, la cour d'appel de Paris, elle, avait repris exactement les mêmes faits, avait apprécié les choses différemment, et remarqué que, bien sûr, il serait peut-être un peu difficile dans certaines circonstances de porter ce patronyme, mais qu'en même temps, tout cela ne serait rien au regard des multiples avantages qui résulteraient de l'adoption par cet homme et cette femme, et cette possibilité d'être ainsi éduqué dans une famille, plutôt que de rester dans l'orphelinat où était l'enfant. L'adoption a donc été prononcée.
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